Brûlées, déchirées, fragmentées, dévorées par des champignons… L’Institut scientifique juif de Vilnius numérise ses archives pour éviter leur disparition. Dans sept ans, un million et demi de documents et dix mille livres pourront être consultés sur Internet
Le petit bureau est caché, loin, au fond des Archives centrales d’Etat de Lituanie. Pour y accéder, il faut traverser un long bâtiment de style soviétique de la banlieue de Vilnius, franchir plusieurs couloirs sans âme, emprunter un ascenseur à la lumière chiche. La clé tourne, on écarte les stores et une lumière blanche jaillit sur des centaines, des milliers de pages, de livres, de classeurs et de cartons : le trésor des archives de l’Institut YIVO.
Les documents s’empilent sur le sol, escaladent les étagères. Depuis janvier, le fonds, composé d’un million et demi de documents et de 10 000 livres, est numérisé dans le but de créer un portail Internet, accessible à tous en lituanien et en anglais. L’ensemble constituera la plus grande collection jamais rassemblée de documents relatifs à la vie des juifs d’Europe de l’Est, de l’Allemagne à la Russie, de la Baltique aux Balkans.
L’Institut YIVO, Yidisher Visnshaftlekher Institut, ou Institut scientifique juif, fondé à Vilniusen 1925 par un grand linguiste yiddish, Max Weinreich, s’est donné pour but d’étudier et d’archiver tout ce qui pouvait concerner la vie des populations ashkénazes. Un impressionnant travail ethnologique. La majorité des documents date de l’entre-deux-guerres, mais certains remontent au XVIIIe siècle. Brûlées, déchirées, fragmentées, dévorées par des petits champignons couleur de cendre, les archives sont des survivantes de l’Histoire.
En juin 1941, les nazis entrent en Lituanie. Le YIVO devient une cible. Une partie de ses archives est embarquée en Allemagne, avant d’être retrouvée en 1946 par les Américains et expédiée à New York, où l’institut s’installe après la guerre. L’autre moitié, cachée dans l’enfer du ghetto de Vilnius, sera excavée par les rares survivants. Mais les documents sont à nouveau menacés.
Une tâche titanesque
La paranoïa antijuive d’un Joseph Staline finissant détruit les dernières traces de la présence juive en Lituanie. Un miracle, alors, prend les traits d’un bibliothécaire, Antanas Ulpis. Ce ” Juste de la mémoire ” cache les archives dans le sous-sol de l’église Saint-Georges, en plein coeur de Vilnius. Jamais découvertes, elles ne sortiront de terre qu’à la chute de l’Union soviétique, quarante ans plus tard.
Le portail en ligne réunira sur Internet les collections américaines et lituaniennes du YIVO, séparées par l’Histoire. Le travail s’annonce titanesque : la numérisation, prévue pour durer sept ans, coûtera près de 5 millions d’euros. A Vilnius, une historienne, Lara Lempertiene, a la rude tâche d’expertiser seule l’ensemble du fonds lituanien. ” Les documents sont majoritairement rédigés en yiddish, mais aussi en hébreu, polonais, russe, allemand, lituanien, ukrainien, anglais, et même français, espagnol, roumain et latin… J’oublie peut-être une ou deux langues ! “, sourit-elle.
Soulevant doucement, un à un, les documents d’archives jaunis, les affiches multicolores et les livres couleur de grisaille, on retrouve, par petites touches impressionnistes, les traces d’un monde disparu. Une brochure, publiée dans les années 1930, fait la publicité des pains azymes bien cuits de la boulangerie Mtzoh à Lodz (Pologne). Plus loin, un panneau rose, traduit en six langues, annonce la venue d’un orchestre symphonique.
” Ce qui m’émeut le plus, ce sont les cahiers d’écolier, avec leurs tout premiers mots tracés en yiddish alors qu’ils apprenaient à lire et à écrire “, raconte Lara Lempertiene. Dans les années 1920-1930, les communautés juives de la région connaissent leur apogée. Des fiches de recensement, des cartes de bibliothèque et des actes de justice rendus par les Beth din, les tribunaux rabbiniques, témoignent de l’extrême organisation du Yiddishland, dont le territoire recouvre pour l’essentiel celui de la Pologne médiévale. ” C’était aussi un monde incroyablement diversifié “,relève Lara Lempertiene.
Les notes sur l’orthographe de Max Weinreich ou une lettre signée de la main d’Einstein se mêlent ainsi aux carnets de blagues d’étudiants des yeshivas, les centres d’étude de la Torah, ou à des chants de mariage et de cabarets. Des extraits du Talmud croisent des tracts pour des meetings socialistes.
Dans le Yiddishland, le théâtre tenait une place fondamentale. Des dizaines de pièces, célèbres ou anonymes, remplissent les cartons du YIVO. Une édition centenaire du Mirele Efros, chef-d’oeuvre du théâtre yiddish, dont le personnage principal est surnommé ” la Reine Lear juive “, se trouve également là, ses quinze pages encore sous scellés, en attente de relecture par les censeurs du tsar.
Les archivistes du YIVO ont compilé la plupart des contes populaires de la région (comme celui de ce roi qui aurait eu une fille aux oreilles d’or), donnant un aperçu de l’imaginaire flamboyant d’une époque où mythes et légendes tenaient leur place.
Au détour d’un inventaire, un sous-dossier porte un nom plein de poésie : ” Rêves “. Entre les lignes, on entend aussi l’écho d’une menace qui se rapproche. Des rapports des services sociaux décrivent les pogroms de l’après-première guerre mondiale et la misère des réfugiés polonais fuyant vers la Lituanie, après l’invasion de l’ouest de la Pologne par les nazis en 1939. Les documents, disponibles depuis vingt-cinq ans, n’avaient pourtant pas, jusqu’à présent, attiré l’attention.
Le gouvernement lituanien, soucieux de la protection de la minorité juive, veut pourtant aujourd’hui l’aider à mettre en valeur son patrimoine. Il finance, avec le YIVO, l’opération de numérisation, dont le nom officiel est ” Vilna Project “, du nom de la capitale, comme pour l’inscrire au coeur du pays.
De qui les archives du YIVO racontent-elles l’histoire ? Il ne reste, des 250 000 juifs peuplant la Lituanie d’avant-guerre, que 6 000 personnes. Des 100 synagogues de Vilnius, coeur battant du monde ashkénaze, surnommée la ” Jérusalem du Nord “, une seule est encore en activité. L’écrasante majorité de la communauté est russe d’origine, émigrée dans le pays après la guerre. Les descendants des juifs de Lituanie ne seraient pas plus de 200 aujourd’hui.
Parmi eux, Irena Veisaite. La Shoah a emporté sa mère et ses grands-parents. Mais, à 88 ans, cette survivante du ghetto de Vilnius conserve une forme de jeunesse. Son appartement, au troisième étage d’un immeuble où habita Romain Gary, lui aussi juif de Lituanie, garde le fouillis de l’adolescence. Rien n’est jeté, tout s’accumule sur les tables, ne ménageant qu’un peu d’espace pour les peintures, les photos des petits-enfants et les souvenirs.
Irena Veisaite, devenue – prodige de l’histoire – l’une des plus grandes spécialistes de littérature allemande de son pays, regarde vers l’avenir, vers une Lituanie ouverte, accueillante, où histoire des juifs et histoire nationale ne feraient plus qu’une. ” Je me sens lituanienne, dit-elle sans hésiter. Pendant la guerre, j’ai été sauvée par plusieurs familles lituaniennes. Aujourd’hui, on peut parler librement, un très grand travail a été fait par le gouvernement, autant au niveau politique, universitaire et éducatif. L’Holocauste est à présent enseigné et appris, sa compréhension devient de plus en plus profonde. “
Cette considération n’allait pas de soi. ” Dans les livres d’école, notre histoire s’est longtemps limitée à l’étude de l’Holocauste. Mais la Lituanie juive, c’est six cents ans d’histoire ! “, insiste Faina Kukliansky, présidente de l’association juive de Lituanie.
Arrivés en Europe orientale entre le XIVe et le XVe siècle, les juifs furent accueillis à bras ouverts par les souverains d’un grand-duché de Lituanie multiculturel qui cherchait à développer son économie. ” Grâce au YIVO, on va se rendre compte de l’immense apport des juifs à l’histoire du pays, on va l’inclure dans les livres d’histoire “,espère Mme Kukliansky.
Le YIVO n’est qu’une étape. Les juifs de Lituanie, en mal de reconnaissance, sont aujourd’hui sensibles à tous les signes qui témoignent d’une renaissance. Si la France commémore dimanche 26 avril la Journée nationale du souvenir de la déportation, la Lituanie organise chaque 23 septembre, date de la liquidation du ghetto de Vilnius en 1943, une Journée spécifique pour les victimes juives du génocide. A Vilnius, une nouvelle synagogue est en construction et, le 4 février, la communauté a accueilli avec ferveur l’accréditation du tout premier ambassadeur de l’histoire d’Israël à Vilnius, preuve s’il en est que la communauté retrouve sa place sur les cartes du judaïsme.
” L’intérêt pour l’histoire et la culture juive augmente, notamment chez les jeunes “, assure Sarunas Liekis, directeur de l’Institut yiddish de Vilnius. Son institution accueille de 200 à 250 élèves par an, venus étudier la langue, mais aussi l’art et l’histoire du judaïsme. ” Je ne sentais pas cela à l’ouverture de l’Institut en 2001. A l’époque, j’étais une exception. Aujourd’hui la situation a complètement changé. Le Fonds YIVO, je vais bien sûr l’utiliser pour mes cours ! “
” je me sens revenir aux années 1940 “
De l’avis général, l’antisémitisme recule. Mais Markas Zingeris, lui, n’est pas si serein. Cet écrivain juif de Lituanie, né en 1947, porte encore beau, chemise ouverte, pochette de costume assortie et lunettes de soleil. Directeur du Musée national des juifs du Gaon de Vilnius, il aime le romanesque. Vite, il emmène le visiteur au sommet de son bureau, au dernier étage, avec vue sur toute la ville et au-delà. ” Ici, à 20 kilomètres, finit l’Europe “, déclame-t-il, une main sur la hanche, l’autre pointée vers l’est ; et d’ajouter, comme une crainte : ” Là, commence la Russie. “
” En Lituanie, le Kremlin essaie de rallier autant de partisans que possible. J’ai peur que les juifs russophones soutiennent l’agression en Ukraine, notamment s’ils regardent les chaînes de propagande du Kremlin, très puissantes ici “, explique Markas Zingeris. Les juifs de Lituanie, dont certains furent des communistes passionnés entre les deux guerres, se montrèrent favorables à l’URSS contre les nazis, à l’opposé de la majorité des Lituaniens, qui virent les Allemands comme des libérateurs du joug soviétique.
A l’heure des tensions avec la Russie, l’anachronisme est aisé et dangereux. Le 11 mars, alors que la Lituanie célébrait les vingt-cinq ans de son indépendance, 1 500 activistes d’extrême droite défilaient à Vilnius, aux cris de ” la Lituanie aux Lituaniens “. Parmi eux, de nombreux skinheads, pour qui les juifs ne font pas partie du corps national, et dont le symbole, un ersatz de croix gammée, est souvent porté bien haut sur le biceps en plus du drapeau lituanien.
Les manifestations restent minoritaires, mais le geste inquiète. ” Je me sens revenir aux années 1940 “, soupire Markas Zingeris. Dans le combat contre les préjugés, vivre, ou survivre en ligne, est l’un des horizons impérieux des juifs de Lituanie. ” Nous ne pouvons pas disparaître, souffle Faina Kukliansky. Nous ne pouvons pas. ” La numérisation, à leurs yeux, représente une certaine idée de l’éternité, une assurance de ne plus jamais sombrer dans l’oubli malgré les tourments de l’histoire.
Bruno Meyerfeld