“Est-ce que l’amitié, plus que l’amour, ouvre à l’au-tre ? “, se demande Sylvie Gracia alors qu’elle écrit sur Clémence, l’une de ses proches. Mais la question court d’un bout à l’autre de Mesclandestines, cet ensemble de portraits, à la fois enlevés et bienveillants, que l’éditrice et écrivaine consacre à des femmes qui font résonner en elle les échos de son histoire, lui révèlent ses propres obsessions, l’ouvrent à des interrogations nouvelles et lui permettent de se sentir appartenir à ” une communauté loyale et réconfortante, amitié et fidélité, qui jamais ne trahit “.
Sylvie Gracia ne se complaît pourtant pas dans l’image d’Epinal d’un ” monde des femmes “ uni par une ” prétendue complicité féminine – écoute, présence, douceur, bonté, chaleur. Gentillesse “.” Gentillesse, répète-t-elle. Est-ce que j’étais gentille, moi. Est-ce que j’avais jamais haï et trahi – une femme. Est-ce que j’avais jamais moqué et méprisé – tant de femmes. “ Elle est néanmoins habitée par le sentiment d’une ” commune condition “ féminine, en vertu de laquelle ” dans chaque femme, une femme se reconnaît, alors que les hommes. Les hommes ne se reconnaissent pas dans l’autre, ils se mesurent entre eux “.
Tamina, Mathilde, Camille, Clémence, Estelle… Elles ont une trentaine d’années ou 92 ans. -Elles sont mères ou sans enfants, en couple, divorcées, veuves ou célibataires. Sylvie Gracia les écoute, mais surtout les regarde avec acuité. Comment sont-elles dans leur corps ? En jouent-elles ? Le cachent-elles ? L’habitent-elles sereinement ? Comment le désir qu’elles éprouvent ou dont elles sont l’objet les affecte-t-il ? Comment la maladie transforme-t-elle ces corps de femmes ? Point de théories, juste des observations, mais précises, des remarques, des résonances.
A chacune de ces femmes, Sylvie Gracia s’identifie, parce que l’amitié est un miroir – parfois inversé. Ainsi de Camille Moravia, une -artiste performeuse connue par Facebook, dont les ” autoportraits alimentaient une sorte de recherche autour des codes de la drague et des rapports de séduction sur les réseaux “. Invitée à son anniversaire-performance, l’écrivaine, née en 1959, constate avec amusement qu’elle n’a ” plus l’âge de – s – ‘incruster dans un faux anniversaire enfumé de trentenaires “. ” Cela tenait aussi de cela, donc, comprend-elle, ma fascination pour Camille Moravia, celle que je n’étais plus, que je n’avais jamais été, femme, 37 ans, sexuelle, gentille, provocante, féministe (…). “
Ainsi, aussi, d’Annie Ernaux, à qui Sylvie Gracia ne consacre pas de véritable portrait, puisqu’elle ne la connaît pas personnellement. ” C’était compliqué de l’absorber, de l’utiliser, explique-t-elle au ” Monde des livres “. Alors, je l’ai fait en parlant d’elle avec mes amies, parce que je suis nourrie d’elle. “ De livres comme Unefemme ou Les Années (Gallimard, 1987 et 2008), l’écrivaine pourrait dire la même chose que de toutes ses ” clandestines ” en chair et en os : ” Dans le reflet de leurs histoires c’était mon propre portrait, en éclats, que je réinventais. ” D’abord conçu comme un recueil de nouvelles, Mesclandestines devient le récit tendu, sans chronologie, mais d’une grande cohérence, d’une perpétuelle renaissance dans la solitude de l’écriture et la fraternité des amitiés féminines.
D’identifications en identifications, d’amitiés en sororités, existentielles et littéraires, Sylvie Gracia conquiert peu à peu l’espace et l’assurance lui permettant de se confronter à ce qu’elle nomme ” un mur “ : sa mère, qu’elle décide d’appeler, au féminin, ” mafantôme “. Identification fantôme, identification fantasmée. Il a peut-être fallu que l’écrivaine interroge finement, dans un mouvement d’inquiétude sereine, ce qui la lie aux autres femmes, pour pouvoir écrire ce qui n’est ni un simple hommage, ni un portrait à charge, mais une tentative de capturer, pour s’en libérer, l’image de cette ” pauvre fantômedisparue “, qu’elle dépassera bientôt en âge. ” Comment penserai-je alors à elle, deviendrai-je son aînée ? “
Habituée des réseaux sociaux, sur lesquels elle partage ses photos et ses textes (au point que son précédent ouvrage, Le Livre des -visages – Jacqueline Chambon, 2012 –, a d’abord été publié par bribes sur Facebook), Sylvie Gracia aime que ” la littérature circule “. Plutôt que l’existence d’une commune condition féminine, ce que donne à saisir Mes clandestines est d’abord la multiplicité des voix qui constituent la communauté littéraire de Sylvie Gracia.
Florence Bouchy