Deux raisons de s’esbaudir cette semaine : cela s’ignore-t-il par les temps qui courent ? On courra donc plus vite que le temps, et dans l’ordre qu’il plaira, voir Shaun le Mouton au cinéma, film d’animation à se rouler par terre, et visiter, à Paris, sous l’enseigne Art ludique-le Musée, l’exposition consacrée jusqu’au 30 août au studio où la facétieuse bestiole a vu le jour, on a nommé Aardman Animations.
La marque a été déposée en 1972 par deux jeunes Britanniques, David Sproxton (alors âgé de 18 ans) et Peter Lord (19 ans à l’époque), camarades de classe qui bricolaient depuis leur âge tendre de petits films d’animation grâce à une Bolex familiale. Heureuse coïncidence, il se trouve que les paternels de l’un comme de l’autre travaillaient à la BBC, et que la chaîne fut assez aimable pour acheter aux rejetons (15 livres sterling bien pesées) leur premier antihéros, l’étrangement nommé Aardman, inspiré d’aardvark, qui est le nom anglais d’un fourmilier sud-africain. Habillé d’une cape et d’un slip rouges, le personnage, nonchalant abruti en deux dimensions, est un super-héros doté de zéro pouvoir.
L’affaire libère le talent humoristique des deux jeunes maniaques, qui se révèle immense, principalement en relief (pâte à modeler, plasticine…), et suprêmement anglais, soit excentrique, incongru, irréductible. Le studio s’ouvre à Bristol, où va se tramer ce qu’il y a à peu près de plus insolite et enthousiasmant dans le domaine de l’animation mondiale depuis belle lurette. On ne voit guère que Garri Bardine en Russie, Hayao Miyazaki au Japon ou le studio Pixar première manière aux Etats-Unis pour soutenir, en termes de créativité, la comparaison.
Une entreprise oscariséeRejoints par le prodigue Nick Park (le ” père ” de Wallace et Gromit) en 1985, les deux compères sont aujourd’hui à la tête d’une entreprise oscarisée qui compte plus de cent permanents, l’équipe pouvant à l’occasion atteindre six cents personnes sur certains films. Cet univers, dont on n’a qu’une petite idée en France (le studio est actif à la télévision et sur Internet aussi bien qu’au cinéma, il produit également des publicités et des clips), possède ses vedettes.
Parmi les plus célèbres, on citera Morph (1977), homoncule au langage inarticulé, susceptible de changer de forme et grand amateur de gâteaux ; Wallace et Gromit (apparus en 1989 dans le court-métrage Une grande excursion), un savant violacé, tricot en laine et dents carrées, instigateur d’expériences explosives, accompagné de son chien silencieux et empathique ; Shaun le Mouton (révélé en 2007 aux enfants britanniques qui en ont fait leur série préférée), ovin facétieux échappant dans chaque aventure à son fermier.
Aardman a, par ailleurs, développé un style d’animation documentaire qui lui vaut une légitime célébrité, le principe consistant à placer de véritables conversations ou interviews, généralement à thème social, dans la bouche de marionnettes. Le procédé part de la série ” Animated Conversations ” (BBC, 1978), se poursuit avec les ” Conversation Pieces ” (Channel 4, 1982) et atteint, en 1989, un sommet de détournement humoristique avec le film Creature Comforts, de Nick Park, où les difficultés de logement de citoyens anglais se trouvent énoncées par les pensionnaires d’un zoo.
A compter des années 2000, le studio passe au long-métrage d’animation à visée internationale. Cela implique une association avec une grande puissance cinématographique, qui sera successivement incarnée par DreamWorks, Sony, aujourd’hui Studio Canal. Six films sont produits. Chicken Run (2000), de Nick Park et Peter Lord ; Wallace et Gromit, le mystère du lapin-garou (2005), de Nick Park et Steve Box ; Souris City (2006), de David Bowers et Sam Fell ; Mission Noël (2011), de Sarah Smith ; Les Pirates bons à rien mauvais en tout (2012), de Peter Lord et Jeff Newitt ; Shaun le Mouton (2015), de Mark Burton et Richard Starzak. Un bilan globalement excellent, où le détour par le dessin animé, fruit d’un possible compromis, accuse toutefois une nette baisse de régime (Souris City, Mission Noël).
Le processus de fabricationCe parcours exceptionnel, l’exposition d’Art ludique-le Musée en rend compte de manière captivante, consacrant ses 1 200 mètres carrés pour l’essentiel au processus de fabrication. Quatre cents dessins préparatoires, cinquante décors et personnages, plus de soixante extraits de films : tout est mis en œuvre pour montrer comment ça marche, par quelle magie (une journée pour une seconde de film) un dessin se transforme en figurine sculptée, qui s’anime à son tour dans l’espace, parmi des décors d’une hallucinante minutie, où la reconstitution réaliste voisine avec l’incongruité surréaliste.
Ce parti pris pédagogique, qui n’ôte rien à l’émerveillement suscité par le génie et la beauté intrinsèque des objets, est remarquable. Il témoigne du respect qui est voué à un art supposé mineur et est de nature à susciter, auprès du jeune public, des vocations. On doit cette réussite à Jean-Jacques Launier, 56 ans, fondateur passionné et volcanique de ce bel endroit créé voici un peu plus d’un an, qui multiplie les bonnes idées et les légitimes succès de fréquentation (Pixar, Marvel, Ghibli).
Réfugiés dans un bureau calme du lieu, Peter Lord et David Sproxton, les dieux tutélaires de cet univers potache et potager, se déclarent les premiers ravis par cette première mondiale qui leur est consacrée. De là à se débonder, il y a un pas que ces sujets de Sa Gracieuse Majesté, si facétieux soient-ils, ne sont pas prêts à franchir. Sombrement costumés et cultivant leur quant-à-soi, ils gardent visiblement pour leurs films l’inavouable fantaisie de deux garçonnets devenus sexagénaires. En ” situation réelle “, tout reste donc courtois, pince-sans-rire, under control. La naissance de leur amitié ? ” Peter a intégré notre classe un peu tardivement. Il se trouve que j’étais le seul à disposer d’un pupitre avec une place libre ” (David Sproxton). Des regrets, peut-être, sur les longs-métrages en images de synthèse ? ” Aucun. Nous sommes fiers de ces films comme des autres. Nous avons beaucoup appris des studios avec lesquels nous avons travaillé, même si nous ne rêvons pas de les concurrencer sur le plan spectaculaire ” (Peter Lord).
C’est encore sur les questions purement artistiques que les réponses confinent à l’éloquence. Ainsi de la belle manière dont ils définissent la spécificité de l’animation en volume : ” Nous avons commencé en 2D et nous avons rapidement trouvé ça trop technique, trop programmatique. La magie du volume, c’est que l’artiste peut toucher la figurine, ressentir physiquement sa créature, orienter son mouvement dans l’espace. Cela permet une intimité et une spontanéité beaucoup plus grandes. Par ailleurs, dans l’animation en volume, le spectateur a davantage conscience de l’illusion, cela rend cet art plus distancié et plus fragile “ (Peter Lord). ” C’est aussi beaucoup plus amusant, puisque ce qui est filmé est en quelque sorte la performance de l’animateur. Cela explique l’attachement émotionnel qu’on peut avoir à nos créatures “ (David Sproxton).
Jacques Mandelbaum