Américains et Russes négocient avec les talibans… chacun de leur côté
Tout ça pour ça ? En guerre depuis près de vingt ans en Afghanistan, les États-Unis et leurs alliés vont retirer leurs troupes. Du moins, M. Donald Trump l’a promis. Des dizaines de milliers de morts plus tard, un règlement politique et diplomatique du conflit pourrait enfin se profiler. Sacré retournement de l’histoire, qui voit les Russes comme les Américains tendre la main aux talibans.
Le 20 décembre 2018, le New York Times et le Wall Street Journal annoncent la décision du président Donald Trump de rappeler sept mille soldats d’Afghanistan, dans la foulée du retrait de Syrie annoncé la veille. Le jour même, le secrétaire à la défense James Mattis démissionne. Quelques heures plus tard, le gouvernement afghan et les diplomates en poste à Kaboul se réveillent en état de stupeur ; certains craignent le chaos. La décision est d’autant plus inattendue qu’en 2017 le président américain avait accepté — avec réticence, il est vrai — d’augmenter de quatre mille hommes la présence militaire. Malgré les critiques, il maintient sa décision, qu’il justifie à sa manière sur la chaîne Columbia Broadcasting System (CBS) le 23 décembre : « On verra ce qui va se passer avec les talibans. Ils veulent la paix ; ils sont fatigués ; je pense que tout le monde est fatigué. Nous devons nous sortir de ces guerres sans fin et ramener nos gars à la maison. »
En trois jours, la volte-face à laquelle M. Mattis a en vain tenté de s’opposer change complètement la donne de la participation américaine à la coalition internationale de trente-huit pays (1) contre les talibans, ainsi que le contenu même du dialogue engagé avec eux à Doha depuis l’été. Elle renforce également la stratégie de M. Vladimir Poutine, qui, depuis 2016, a lancé un processus concurrent avec les talibans, moins dangereux à ses yeux que l’Organisation de l’État islamique (OEI), et qui les a intégrés dans les discussions comme une force politique incontournable, négociant déjà avec certains représentants de la société afghane.
Quelques mois plus tôt, en septembre 2018, M. Trump avait choisi M. Zalmay Khalilzad comme représentant spécial pour la réconciliation en Afghanistan, afin justement de redonner du souffle au dialogue engagé avec les talibans depuis juillet. Déjà bien connu sur la scène régionale, M. Khalilzad est un Américain d’origine pachtoune de la tribu Noorzaï. Directeur d’une branche du think-tank américain Research and Development Corporation (RAND) à la fin des années 1990, il avait négocié avec les talibans, alors au pouvoir, la sécurité du projet de gazoduc Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde (TAPI). Dès le début de l’intervention américaine, en 2001, il a représenté la Maison Blanche à Kaboul en tant qu’envoyé spécial, puis en tant qu’ambassadeur.
Le négociateur est donc bien choisi ; mais qu’a-t-il à négocier ? Au cours des premières rencontres, de juillet à décembre, les talibans ont accepté de discuter d’échange de prisonniers, de suppression de noms de la liste noire du terrorisme, mais de rien d’autre tant que les Américains ne leur présentaient pas un plan de retrait total de leurs troupes. C’est à cette exigence que M. Trump semble avoir partiellement cédé, comme un gage de bonne volonté, et pour en finir vite.
Les talibans sentent évidemment la faille. « Comme tout le monde », selon ses propres dires, M. Trump est fatigué, alors que les combattants de l’Émirat islamique d’Afghanistan (les talibans) n’ont cessé de gagner du terrain. Les chiffres exacts sont difficiles à établir, mais les sources croisées, dont la plus optimiste vient du Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (Sigar) (2) et la plus pessimiste du site Long War Journal (3), signalent que les talibans contrôlent au moins 50 districts sur 407 et en disputent un peu plus de 200 en position de force, ne laissant que 38 % du territoire sous le plein contrôle de l’administration d’État. Pourtant, en 2018, tous les records de bombardements aériens depuis le départ du gros des troupes de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), en décembre 2014, ont été battus : 7 362 projectiles aériens ont été lancés, selon le US Air Forces Central Command, contre 4 361 l’année précédente et 947 en 2015 (4). La lassitude américaine est palpable. Deux mille quatre cent un militaires sont morts entre octobre 2001 et octobre 2018, et le coût de la guerre s’élève à 900 milliards de dollars, soit davantage que le plan Marshall. L’armée américaine a déjà passé plus de six mille jours en Afghanistan, ce qui représente plus que ses engagements cumulés dans les deux guerres mondiales et dans la guerre de Corée.
Une guerre toujours intense
Le moral de l’armée nationale afghane est également bien bas. Lors du forum de Davos, en janvier dernier, le président Ashraf Ghani a révélé un chiffre jusqu’alors classé secret-défense : 45 000 membres des forces de sécurité afghanes ont été tués depuis que celles-ci ont pris le relais de l’OTAN, fin 2014 ; une augmentation exponentielle, puisque le total des tués depuis 2001 atteint 58 596 (5). Les talibans ne lâchent rien sur la question du retrait américain, qu’ils exigent complet. Et, à ce stade, personne ne sait ce que M. Trump entend, en pratique, par l’annonce du départ de 7 000 soldats.
Ainsi, la quatrième session de Doha, fin janvier 2019, s’est engagée dans un flou relatif et s’est conclue par de simples déclarations de bonne volonté afin de continuer à discuter de quatre sujets : un cessez-le-feu, un retrait négocié, un engagement selon lequel l’Afghanistan ne servira jamais de base terroriste menaçant les États-Unis, et un autre poussant les talibans à nouer un dialogue avec le gouvernement de M. Ghani. M. Khalilzad reste confiant, en raison de la personnalité du nouveau négociateur en chef des talibans, le mollah Abdul Ghani Baradar, fondateur du mouvement au côté du mollah Mohammed Omar. Pachtoune Durrani de la tribu Popalzaï — une tribu davantage habituée aux relations internationales que d’autres, et dont est également issu l’ancien président Hamid Karzaï —, M. Baradar est partisan depuis longtemps des négociations. Il avait été arrêté à Karachi en 2010 et libéré en octobre 2018 à la demande des Américains. Cependant, la cinquième session de pourparlers s’engage le 24 février dans le même flou. Il faudra attendre le 28 pour que l’on connaisse le plan de retrait, dévoilé par la presse américaine (6).
Le Pentagone propose de rappeler rapidement la moitié de ses quatorze mille soldats, ceux qui restent se consacrant exclusivement aux actions de contre-terrorisme pour une durée de trois à cinq ans, tandis que les huit mille militaires des autres pays de la coalition ne s’occuperaient que de former et d’encadrer l’armée afghane. Personne ne sait si le Pentagone a négocié son plan au préalable avec ses partenaires. Quant au gouvernement afghan, il s’inquiète de savoir si l’assistance annuelle de 5,2 milliards de dollars versée par les Américains sera diminuée, voire abandonnée — auquel cas « le régime actuel ne survivra pas », prévient le chercheur Michael Semple (7).
Bien entendu, les talibans ont refusé ce plan tout net. Ils exigent le retrait total de toutes les forces étrangères dans un délai technique raisonnable de six à huit mois. Cette cinquième session, prolongée d’une semaine, a entretenu le suspense jusqu’au 12 mars pour n’aboutir… à aucune conclusion tangible. M. Khalilzad s’est contenté de tweeter laconiquement qu’il y avait quelques avancées et un « brouillon d’accord sur les deux questions du contre-terrorisme et du retrait ». Le porte-parole des talibans, M. Zabihullah Mujahid, a déclaré sur le site officiel Voice of Jihad que seules « les questions du retrait total de toutes les forces étrangères, le quand et le comment, ainsi que l’assurance de ne porter atteinte à personne à partir du sol afghan, avaient été discutées ; sans résultat ». Et de préciser qu’il n’y a « aucun accord sur un cessez-le-feu ni sur des négociations avec l’administration de Kaboul » (8).
Tout le reste dépend en effet du retrait, et, faute de l’obtenir, les discussions semblent, selon des témoignages fiables, enlisées dans la rhétorique talibane. La première exigence, assez simple, est une question d’ordre : le retrait d’abord, on parlera ensuite entre Afghans d’un cessez-le-feu et de la légitimité du régime actuel. En revanche, les talibans se déclarant prêts à couper les ponts avec des groupes qui pourraient menacer les États-Unis, la question la plus épineuse porte sur la définition du terrorisme. Le problème ne concerne pas l’OEI, que les talibans combattent, mais Al-Qaida, avec laquelle les liaisons sont imbriquées. En effet, le chef suprême d’Al-Qaida, M. Ayman Al-Zawahiri, a fait allégeance au chef des talibans, « commandeur des croyants », le mollah Haibatullah Akhundzada. Dans le triumvirat qui entoure ce dernier, on trouve M. Seraj Haqqani. Le réseau Haqqani fonctionne avec des réseaux exogènes d’Al-Qaida, soit directement, soit à travers le Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP, Mouvement taliban du Pakistan), dont les militants se sont repliés sur l’Afghanistan depuis que l’armée pakistanaise les a chassés du Waziristan (nord-ouest du pays). Les déconnexions sont donc difficiles à effectuer. Enfin, arguent quelques militants de base, Al-Qaida n’a pas attenté à la sécurité des États-Unis depuis plus de dix-sept ans.
Ce dernier argument peut faire sourire, ou grincer des dents. Mais les négociateurs talibans sont soucieux de ne pas heurter leur base alors que l’offensive de printemps a déjà commencé, plus tôt que d’habitude — au beau milieu des rencontres de Doha. Les attaques de deux importantes bases militaires des provinces de Helmand et de Badghis, le 28 février et le 11 mars, ont fait près de cinquante morts et une quarantaine de prisonniers. Les talibans tiennent à montrer leur efficacité militaire, tandis que les Américains, pressés de sortir de cet enfer, sont dos au mur. Ils n’ont pas grand-chose à échanger, et encore moins à imposer, qui ne serait pas contingent à leur retrait. Dans ces conditions, toute concession démesurée serait incomprise de la base combattante talibane et facteur d’affaiblissement, sinon de fracture.
Il reste que les talibans n’ont pas la prétention de conquérir militairement la totalité du territoire — l’armée afghane, même fragilisée par ses pertes, est bien là, alors qu’elle n’existait pas en 1994, lorsqu’ils avaient fait leur première apparition, en pleine guerre civile. C’est en tout cas ce qu’ils ont dit à la dernière conférence de Moscou, les 4 et 5 février dernier. Les échanges y ont eu plus de substance que lors de la confrontation bilatérale de Doha. Celle-ci ne traite pas tant de négociations de paix que des conditions préalables à ces négociations ; et, tant que ces conditions ne sont pas réunies, les talibans gagnent du terrain.
Un projet national de reconquête
Entre deux sessions du processus de Doha, et en attendant une conclusion qui tarde, M. Poutine pousse son avantage. Quant aux Américains, à défaut d’avoir gagné cette guerre, ils aimeraient du moins ne pas l’avoir totalement perdue. Et, puisqu’ils sont impliqués militairement sur le terrain, l’ennemi avec lequel il faut négocier pour s’en sortir honorablement, ce sont évidemment les talibans. Pour la Russie, les républiques d’Asie centrale, la Chine et même l’Iran, l’ennemi mortel est l’OEI, au point que l’on assiste à une guerre des chiffres. M. Zamir Kaboulov, l’envoyé spécial de M. Poutine à Kaboul, parlait de 20 000 à 30 000 militants de l’OEI en Afghanistan, tandis qu’en octobre 2016 un rapport d’experts du Conseil de sécurité des Nations unies estimait qu’ils étaient passés de 3 500 à 1 600 (9), une décrue probablement due à la restructuration du mouvement taliban autour de son nouveau chef. La situation a évolué depuis, mais ce n’est pas tant le nombre qui compte que la mobilité de petites cellules.
Du point de vue de M. Poutine, les talibans ont un projet national de reconquête, tandis que l’OEI a un projet de terrorisme mondialisé qui pourrait déstabiliser son pré carré — en Asie centrale, en Tchétchénie —, ainsi que la Chine. D’où le rapprochement opéré dès 2016, comme l’expliquait à l’envi M. Kaboulov : « Les talibans sont devenus une force politique incontournable, ils ont abandonné l’idée du djihad mondial (10). »
D’emblée, les conférences de Moscou se sont situées dans un cadre multilatéral. Elles ont réuni les pays susceptibles de partager la même analyse, à savoir la Russie, l’Afghanistan, le Pakistan, l’Iran et la Chine, dès le 29 décembre 2016 ; les républiques d’Asie centrale les ont rejoints le 15 février 2017. Le 14 avril suivant, les États-Unis sont enfin invités, mais ils ne répondent pas. En revanche, M. Trump a choisi ce jour pour lancer la « mère de toutes les bombes », la fameuse GBU-43 de dix tonnes, sur Achin, dans la province de Nangarhar (est de l’Afghanistan). Autre coïncidence ? Le 9 novembre 2018, alors que Washington relance le dialogue bilatéral avec les talibans, sans autre interlocuteur, Moscou organise une première rencontre bipartite entre une délégation de talibans venus de Doha et, plutôt que le gouvernement afghan stricto sensu, le Haut Conseil pour la paix, qui en est l’émanation et qui a une fonction consultative.
S’il y a concurrence entre les deux processus, M. Poutine marque un point. Mais, en bon joueur d’échecs, il aura encore deux coups d’avance après l’annonce-surprise d’un retrait partiel des forces américaines. Les 4 et 5 février 2019, alors que les rencontres de Doha patinent entre deux sessions, le président russe n’invite personne formellement, mais il organise à travers la diaspora afghane de Moscou une conférence, encore plus inattendue, entre la même délégation talibane et une délégation afghane formée des principaux opposants au président Ghani : le frère et les anciens compagnons du commandant Ahmed Chah Massoud. À ceux-ci s’ajoutent le chef du parti chiite Hezb-e-Wahdat (Parti de l’unité islamique), M. Muhammad Mohaqiq, et quatre Pachtounes « historiques » : un ancien du parti royaliste Maaz ; le fils de Sibghatullah Mojaddedi, chef d’État intérimaire en 1992 ; l’ancien ambassadeur taliban au Pakistan ; et M. Hanif Atmar, candidat à la prochaine élection présidentielle contre l’actuel président Ghani, dont il a été le conseiller à la sécurité jusqu’au mois d’août 2018. Le tout est dirigé par l’ancien président Karzaï.
L’humiliation du gouvernement en place est d’autant plus grande que, cette fois, le Haut Conseil pour la paix n’est pas invité. Le président parle de « traîtrise » et rappelle à tous ses interlocuteurs que rien ne peut aboutir sans la participation du gouvernement légitime. Tout se passe comme si M. Poutine anticipait le retrait américain, un affaiblissement de l’armée afghane, des avancées territoriales talibanes et un affaissement, voire un effondrement, du régime actuel.
Toutefois, la conférence de Moscou établit prudemment des passerelles. L’ancien président Karzaï rend compte à son successeur, M. Ghani, de la mission qu’il a conduite à Moscou et soutient l’idée de créer une commission intra-afghane de négociation. Le 4 mars, lors d’une visite dans le Golfe, le ministre des affaires étrangères russe, M. Sergueï Lavrov, profite de sa rencontre avec l’émir du Qatar, M. Tamim Ben Hamad, pour assurer que, le cas échéant, il serait prêt à faciliter le dialogue de Doha. De son côté, le ministre des affaires étrangères ouzbek Abdulaziz Kamilov fait lui aussi le déplacement à Doha, le lendemain, pour saluer le chef négociateur taliban, M. Baradar, prier avec lui et l’assurer de son désir d’investir dans l’économie afghane. Sur le chemin du retour, il s’arrête à Kaboul pour dire à peu près la même chose au président Ghani.
Mais, quelles que soient les précautions prises — parfois maladroitement —, le régime de Kaboul a de bonnes raisons de se sentir mis sur la touche. La réponse de M. Ghani est alors de convoquer une grande assemblée consultative, la Loya Jirga. Celle-ci se réunira à partir du 27 avril et formera une commission représentative de tous les courants de la société afghane, susceptible de devenir un interlocuteur acceptable pour les talibans. Certaines déclarations de la délégation talibane à Moscou permettent de penser que ce n’est pas hors de portée.
En effet, la dernière conférence a fait l’objet d’un communiqué commun dont il ressort, au milieu de vagues généralités, que « le dialogue intra-afghan continuera sur des bases régulières » et que « des réformes systématiques seront adoptées après le retrait complet des forces étrangères (…) et la signature d’un accord de paix (…) dans le respect des principes de l’islam (…), toutes les ethnies afghanes ayant leur rôle à jouer ». Le texte affirme aussi que « les droits sociaux, économiques, politiques et éducatifs seront garantis aux femmes, conformément aux principes de l’islam » (11). À noter que les deux femmes de la délégation, Mme Fawzia Koofi, vice-présidente de l’Assemblée nationale afghane, et Mme Hawa Nooristani, membre du Haut Conseil pour la paix, se sont librement adressées à la délégation talibane. Et que le chef de la délégation de Doha, M. Mohammad Abbas Stanikzaï, l’assure : « Nous ne voulons pas le monopole du pouvoir, et nous n’avons aucune intention de prendre la totalité de l’Afghanistan par la force militaire ; une telle domination n’apporterait pas la paix (12). »
Fracture séculaire
À travers le dialogue avec les talibans, M. Poutine ne cherche rien d’autre que ce que recherchaient avant lui les Britanniques et, plus tard, les Pakistanais : favoriser la mise en place d’un régime obligé, contrôler l’Afghanistan et en faire un État tampon pour se prémunir des insurrections et du terrorisme. En l’occurrence, il s’agit de contenir, puis d’éliminer, l’OEI, qui est aux yeux de la Russie une menace majeure, à la fois à demeure et dans sa zone d’influence. En invitant les talibans à rencontrer une délégation de l’opposition afghane dont la plupart des membres sont des anciens de l’Alliance du Nord, qui avait pris le pouvoir fin 2001, le président russe veut leur éviter de répéter les erreurs de 1996, lorsqu’ils s’étaient aliéné toutes les populations non pachtounes du Nord et s’étaient isolés sur la scène internationale. L’ancien homme fort de l’Alliance du Nord, M. Atta Muhammad Noor, ne dit pas autre chose. Il faut, déclare-t-il à Al-Jazira, « trouver le chemin de la paix » en formant d’abord un gouvernement intérimaire qui inclurait les talibans et prendrait en charge l’organisation d’élections transparentes (13).
Un nouveau « grand jeu » se déroule en Afghanistan. Alors qu’il venait d’être élu président, M. Ghani s’adressait ainsi à la conférence de Londres, le 4 décembre 2014 : « Soit nous deviendrons le carrefour de l’intégration en Asie, lorsque les routes entreront chez nous et en repartiront pour connecter l’Asie centrale, l’Asie du Sud, celle de l’Ouest et celle de l’Est, soit nous deviendrons un cul-de-sac [sic, en français] et l’histoire nous oubliera. » C’est là le dilemme permanent de ce pays, toujours situé au point de convergence d’empires plus puissants que lui, qu’il s’agisse des empires médiévaux, des empires coloniaux russe et britannique ou des deux blocs qui s’affrontèrent après l’invasion soviétique de 1979, et aujourd’hui des grandes puissances économiques, anciennes et émergentes.
L’Afghanistan détient des ressources minières considérables, dont le cuivre, le cobalt, l’or et le précieux lithium. Selon une estimation de 2011 de l’Institut d’études géologiques des États-Unis, la province de Helmand, dans le Sud, recèlerait plus d’un million de tonnes de terres rares. La mine de cuivre de Mes Aynak, au sud de Kaboul, serait la deuxième plus importante du monde, et des études récentes montrent que les réserves de gaz du Nord, contiguës des gisements du Turkménistan, sont vingt fois supérieures aux évaluations soviétiques de la période d’occupation (1979-1989). S’y ajoutent les gisements de pétrole de Herat dans l’Ouest, de Helmand dans le Sud et de Paktya dans l’Est. L’ensemble représente une réserve estimée à cinq milliards de barils ; une ressource énorme, puisque le pays en consomme à peine deux millions par an.
Voilà qui attise les appétits. Par ailleurs, l’Afghanistan se situe au cœur des ambitions chinoises des nouvelles routes de la soie. Des projets de gazoducs, de routes et de rails sont dans les cartons — certains, comme le TAPI, depuis plus de vingt ans —, mais peinent à se développer pour cause d’insécurité. On comprend alors les préoccupations des pays intégrés au processus de paix de Moscou. Tous, à l’exception du Turkménistan, appartiennent à l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), l’Iran ayant le statut d’observateur.
Certes, une compétition demeure au sein de l’OCS entre la Chine, qui a d’immenses moyens d’investissement, et la Fédération de Russie, plus pauvre mais qui garde une forte influence dans les républiques de l’ex-URSS. Sans parler de l’Inde et du Pakistan, qui en sont devenus membres en juin 2017, mais qui se sont encore affrontés militairement en février dernier. Il n’empêche : l’ensemble représente 45 % de la population mondiale, 22 % du produit intérieur brut (PIB) seulement, mais plus de 30 % des réserves mondiales connues d’hydrocarbures, et regroupe quatre puissances nucléaires. Cette force d’attraction augmente encore l’impression que l’Occident a perdu la main, qu’il s’agisse des États-Unis sous la présidence imprévisible de M. Trump, du Royaume-Uni enlisé dans le Brexit ou de l’Europe, en difficulté, dont la voix politique ne porte pas.
S’il y a un retrait de forces américaines, personne ne sait encore quelles en seront l’ampleur, la méthode et la chronologie. Il faut espérer qu’une action brutale et mal calculée de M. Trump ne précipitera pas l’Afghanistan dans un nouveau chaos qui favoriserait un retour trop facile des talibans. La presse indienne s’inquiète déjà du risque d’y perdre tous ses acquis, tandis que le Pakistan s’accommode plutôt bien du processus de Doha, sans dédaigner pour autant celui de Moscou, beaucoup plus avancé mais qui fait le pari dangereux, digne d’une partie de poker, de contourner le régime de M. Ghani. L’Iran souhaite l’échec politique des Américains, mais sans doute pas au prix d’un regain d’instabilité à ses portes. La Chine a des intérêts en Afghanistan, en Asie centrale et au Pakistan, pays dont elle restera l’amie indéfectible en cas de conflit avec l’Inde. Les intérêts économiques et stratégiques des États impliqués dans ce nouveau « grand jeu » sont loin de converger. Cela explique sans doute pourquoi, après dix-sept ans de conflit, les conférences internationales et régionales peinent toujours à trouver le chemin de la paix.
Comment en est-on arrivé là ? Comment cette guerre interminable peut-elle permettre le retour probable des talibans, que Kaboul, Washington et Moscou supplient désormais d’accepter une négociation de paix ? Il suffit de connaître l’anthropologie politique des talibans et de regarder la carte de leurs places fortes, sur la ceinture pachtoune afghano-pakistanaise, pour comprendre qu’il y a là une fracture séculaire, jamais refermée, sur laquelle sont venues proliférer les bactéries du terrorisme international (14). Il est urgent que Kaboul et Islamabad, victimes du même héritage empoisonné de l’histoire coloniale, s’assoient à la même table, en mettant les populations transfrontalières dans la boucle d’une résolution.
Georges Lefeuvre
(1) Principaux pays de la coalition, outre les États-Unis (par nombre de militaires engagés) : Allemagne (1 300), Royaume-Uni (1 100), Italie (895), Géorgie (870), Roumanie (733), Turquie (593). Source : « Resolute support mission (RSM) : Key facts and figures » (PDF), Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN).
(2) « Quarterly report for the US Congress » (PDF), Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (Sigar), Arlington (États-Unis), 30 janvier 2019.
(3) Bill Roggio et Alexandra Gutowski, « Mapping Taliban control in Afghanistan », Long War Journal.
(4) « Combined Forces Air Component Commander 2013-2018 » (PDF), US Air Forces Central Command, Washington, DC, 31 décembre 2018.
(5) Neta C. Crawford, « Human cost of the post-9/11 wars : Lethality and the need for transparency » (PDF), Watson Institute, Providence (États-Unis), novembre 2018.
(6) Cf. Thomas Gibbons-Neff et Julian E. Barnes, « Under peace plan, US military would exit Afghanistan within five years », The New York Times, 28 février 2019.
(7) « Is there hope for peace in Afghanistan ? », Al-Jazira, 18 janvier 2019.
(8) « Remarks by spokesman of Islamic Emirate regarding conclusion of latest round of talks », Voice of Jihad, 12 mars 2019.
(9) « Letter dated 4 October 2016 from the Chair of the Security Council Committee established pursuant to resolution 1988 (2011) addressed to the President of the Security Council », Conseil de sécurité de l’ONU, 5 octobre 2016, http://undocs.org
(10) « Exclusive interview with Russian diplomat Zamir Kabulov », Anadolu, Ankara, 31 décembre 2016.
(11) Syed Zabiullah Langari, « Joint declaration issued after Moscow talks », Tolo News, 6 février 2019.
(12) Secunder Kermani et Sami Yousafzai, « Taliban “not seeking to seize all of Afghanistan” », BBC News, 6 février 2019.
(13) « Taliban, Afghan opposition hold Moscow talks without government », Al-Jazira, 5 février 2019.
(14) Lire « La frontière afghano-pakistanaise, source de guerre, clef de la paix », Le Monde diplomatique, octobre 2010.