Frederick Wiseman, épopées ordinaires

Cinéma

Parce qu’il semble rendre compte directement de la réalité, le cinéma documentaire est souvent considéré comme porteur de vérité objective. C’est oublier que, si le film s’appuie sur des éléments du réel, ceux-ci sont choisis, mis en scène, organisés par un auteur. Ce que revendique Frederick Wiseman, célébré comme l’un des grands observateurs des États-Unis.

Frederick Wiseman, épopées ordinaires
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Hans-Peter Feldmann. – Sans Titre, Sans Date
© ADAGP, Paris, 2019 – Simon Lee Gallery, Londres, New York, Hongkong

Au début, un cadre rural ; à la fin, une pierre tombale. Entre-temps, Frederick Wiseman, 89 ans, aura choisi, pour son dernier film, de plonger son public pendant plus de deux heures parmi les habitants d’une petite commune du Middle West, le cœur profond des États-Unis. Pour Monrovia, Indiana, sorti en France en avril 2019, il a filmé sous tous ses angles pendant plusieurs semaines cette petite commune de 1 400 habitants — du conseil municipal aux salons de coiffure, des vétérinaires au tatoueur, de l’armurerie à l’école, de la fête du village à un mariage et un enterrement. Aucune voix off, aucun sous-titre explicatif, aucun entretien. Avec les images et les sons qui lui sont proposés, le spectateur a tous les éléments pour comprendre les situations décrites. Il n’en sait ni plus ni moins que le cinéaste. C’est la méthode de Wiseman depuis son premier film, Titicut Follies, en 1967.

Monrovia, remarquable pour avoir été dans l’Indiana l’une des premières communes dotées d’une équipe scolaire de basket, a voté à plus de 76 % pour M. Donald Trump lors de la dernière élection présidentielle. Jamais ce nom ne sera prononcé ; le spectateur est simplement rendu attentif à tout ce qui permet de saisir le sens de ce vote dans cette commune à 96 % blanche.

Contrairement à de nombreux documentaristes, Wiseman se refuse à instruire à charge contre des électeurs bien ancrés à la droite du Parti républicain. C’est au contraire avec une extrême bienveillance qu’il les montre dans leur quotidien. Et ce qui ressort de ces images, c’est une vie tranquille de « braves gens » qui aiment contempler des voitures anciennes et acheter des armes à feu. Son film achevé, Wiseman dira avoir été surtout marqué par la religiosité des Monroviens et par leur manque de curiosité pour l’extérieur, même pour Indianapolis, la grande cité toute proche. Cet arrêt sur images parmi des « petits Blancs » donnera aux historiens bien des indications sur les États-Unis de 2018. En cela, Wiseman, chroniqueur de son temps qui s’interdit tout jugement a priori sur ce qu’il filme, est un grand archiviste.

Ce lettré francophile a tourné un film au Royaume-Uni (National Gallery, 2014) et quatre en France (1), où il a régulièrement participé au festival Cinéma du réel à la Bibliothèque publique d’information (Centre Pompidou), à Paris. Il a été produit principalement par une chaîne publique américaine, Public Broadcasting Service, qui lui assura au moins une diffusion nationale — il lui fallut attendre plusieurs décennies avant d’être vu plus largement et distribué en salles. Son œuvre consiste essentiellement en une exploration protéiforme des institutions américaines, ce qui l’a mené une dizaine de fois à New York, dans dix-huit États de l’Union au moins, sur le canal de Panamá (Canal Zone, 1977), au Proche-Orient (Sinai field mission, 1978) et en Allemagne, à propos des manœuvres des forces américaines (Manœuvre, 1979). Cet ensemble de plus de trente-cinq films constitue un témoignage unique sur un demi-siècle de l’histoire de la première puissance mondiale, accompagnant ses grandes heures et ses doutes, de la présidence de Lyndon Johnson à celle de M. Trump (2).

C’est par le pénitencier psychiatrique pour « fous » criminels de Bridgewater (Massachusetts) et ses méthodes d’un autre âge (gavage d’un prisonnier refusant de s’alimenter par un tuyau en caoutchouc enfoncé dans le nez) que Wiseman commence sa carrière. Avec Titicut Follies, longtemps censuré, il jette les bases de sa pratique cinématographique, qu’il corrigera simplement en se dispensant ensuite de tout montage alterné, et il s’affirme d’emblée autrement que comme un documentariste — un mot qu’il n’emploie guère ; il préférera toujours dire : « Je fais des films. » Des films qui pourraient être des fictions, et l’on sait d’ailleurs l’influence de Titicut Follies sur Vol au-dessus d’un nid de coucou, de Miloš Forman (1975). Car cette immersion n’est qu’en apparence du cinéma direct comme on en fait dans les années 1960, en suivant des personnages avec des caméras devenues légères. Ce n’est pas un hasard si le film porte le nom de la revue annuelle que gardiens et prisonniers fabriquent en commun : Wiseman n’a pas pour dessein de reconstituer platement la vérité du monde, mais de restituer la réalité dans ses surprises, en n’oubliant pas que la vedette est le lieu qu’il a choisi, ou le lien entre les hommes qu’il filme.

Dès ses débuts, il se méfie du point de vue préconçu et des partis pris. Plus tard, il le formulera clairement, égratignant au passage un cinéaste dont il n’aime vraiment pas la manière d’agir : « J’essaie de rester les yeux ouverts et le film est avant tout le résultat de la synthèse de tout ce que j’ai appris pendant le tournage, et pas de ce que j’ai pensé avant d’avoir fait l’expérience d’un lieu pendant plusieurs semaines. Autrement, on fait du cinéma à la Michael Moore (3). » Ainsi, High School (1968), portrait d’un lycée que n’a pas encore touché l’ère de la contestation, s’achève sur la lecture publique d’une lettre adressée à son ancien professeur par un élève qui mourra au Vietnam. Cette fin peut s’interpréter aussi bien comme une apologie d’un système capable de former des citoyens conscients de leur devoir que comme sa condamnation…

Quand, à propos de Law and Order (1969), où il suit la police de Kansas City, on reproche à Wiseman de ne pas avoir réalisé, à un moment où les brutalités policières contre les manifestants étaient partout dénoncées, un film antiflics, sa réponse est claire : « Ça m’a pris… quinze minutes à être assis sur le siège avant d’une voiture de police pour comprendre que ce que les gens se font les uns aux autres nécessite l’appareil policier. (…) La police est une expression de l’humanité. [Elle] découle de nous et [sa] brutalité est notre brutalité (4).  » Dans son film, on verra des agents capables de violences et, parallèlement, de ce que Wiseman appelle des « actes de gentillesse ».

Dans les années 1960-1970, il s’attache aux fonctions essentielles d’un État : école (High School), police (Law and Order), santé (Hospital, 1970), armée (Basic Training, 1971), justice (Juvenile Court, 1973), aide sociale (Welfare, 1975). À partir des années 1980, il élargit son champ d’action et l’ouvre de façon inattendue, en filmant par exemple une agence de mannequins (Model, 1980), un champ de courses (Racetrack, 1985) ou le grand magasin Neiman Marcus de Dallas (The Store, 1983). Chacun de ses films constitue un univers en soi. Et Wiseman prend tout le temps qu’il estime nécessaire pour écrire chaque nouveau chapitre de son grand livre du monde.

Pour parler des soins palliatifs dans un hôpital de Boston, il élabore l’une de ses œuvres les plus fortes, un film-fleuve de trois cent quarante-huit minutes dont aucune n’est inutile (Near Death, 1989). Pareillement, il lui faut deux cent quarante-huit minutes pour décrire une bourgade de pêcheurs dans Belfast, Maine (1999), ce qui lui permet notamment de montrer pendant onze minutes, en virtuose du montage, la fabrication des conserves de sardines.

Mais, depuis le début de son parcours, c’est peut-être comme formidable collecteur de paroles qu’il est le plus marquant. On peut entendre, comme si on les suivait intégralement, des cours et des discours, écouter les arguments pointus des sénateurs de l’Idaho réunis à Boise, la capitale, pour débattre de questions constitutionnelles (State Legislature, 2007), ou suivre dans High School II (1994), incursion dans une école progressiste du quartier new-yorkais déshérité de Spanish Harlem, la longue conversation entre des professeurs, une collégienne enceinte et ses parents, sur son avenir. Ex Libris (2017) permet de tout savoir des restrictions de crédit affectant la New York Public Library et des discussions des responsables de la bibliothèque pour en maintenir malgré tout les activités.

Si cet avocat de formation réussit ainsi à donner très concrètement voix aux débats, aux préoccupations, aux enjeux d’aujourd’hui, cela tient aux conditions dans lesquelles il filme. Avec son opérateur qui tient une caméra légère — de plus en plus légère au fil des progrès techniques — et un assistant-son, il choisit de s’occuper avant tout du son et non de l’image, d’où cette manière unique de s’emparer des paroles, de fixer les dialogues.

Fort du premier amendement de la Constitution, qui lui permet de filmer dans les lieux publics — à l’exception de la Maison Blanche, qui lui a refusé l’entrée —, il a pu s’installer dans un tribunal, un bureau d’aide sociale, une caserne ou des salles de classe. Pendant de longs moments, il s’imprègne du lieu et des gens, et ne déclenche pas sa caméra systématiquement. Chaque jour, il enregistre entre une et deux heures. Il finit en possession de plusieurs centaines d’heures de rushs dont il n’utilisera qu’un tout petit pourcentage, même pour ses réalisations-fleuves. Répétant que son tournage fait office de repérage, il construit son film au montage, où il découvre alors vraiment son objet — un montage-mosaïque dans lequel les scènes se répondent, se composent selon une logique qui n’a rien d’un déroulement linéaire et chronologique. Il passe six à huit mois à « écrire » son film.

Il s’ensuit que tous ceux qui interviennent paraissent porter une parole vraie et l’énoncer avec une conviction, une clarté et une qualité d’expression qui confirment qu’on est au-delà du cinéma-vérité d’autrefois. D’autant que, s’il y a quelques regards à la caméra, ils sont peu nombreux, car les personnes oublient vite sa présence, aidées par la quasi-absence de mouvements d’appareil. Certains peuvent être tentés de mentir, mais, pour le réalisateur, nul n’est capable de jouer un autre rôle que le sien plus de quelques minutes. Wiseman admet bien sûr qu’il interprète le monde, mais il affirme avec vigueur : « Les documentaires — comme les pièces de théâtre, les romans, les poèmes — appartiennent à la forme fictionnelle et n’ont aucune utilité sociale mesurable (5). »

Ce grand admirateur de Samuel Beckett, dont il a d’ailleurs mis en scène au théâtre Oh les beaux jours, n’a réalisé qu’une seule fiction (La Dernière Lettre, 2002), une magnifique épure en noir et blanc tirée d’un chapitre de Vie et destin, de Vassili Grossman. Ce qu’écrit la narratrice à son fils avant d’être assassinée par les nazis parcourt tout le cinéma de Wiseman : « Que te dire des hommes ? Ils m’étonnent en bien et en mal. Ils sont extraordinairement divers, bien que tous connaissent le même destin. »

Philippe Person

Écrivain.

(1La Comédie-Française ou l’Amour joué, 1996 ; La Dernière Lettre, 2002 ; La Danse. Le ballet de l’Opéra de Paris, 2009 ; Crazy Horse, 2011.

(2L’intégrale de l’œuvre de Frederick Wiseman est disponible chez Blaq Out. On peut se procurer la totalité des films réalisés jusqu’en 2015 séparément ou en trois coffrets. Ex Libris est sorti en DVD en 2018 et Monrovia, Indiana paraît en septembre 2019.

(3« Wiseman par Wiseman », Images documentaires, no 85-86, Paris, juin 2016.

(4« Mort et résurrection du réalisme américain », entretien avec Claire Clouzot, Écran, no 50, Paris, septembre 1976. Cité dans Maurice Darmon, Frederick Wiseman. Chroniques américaines, Presses universitaires de Rennes, 2013.

(5Frederick Wiseman, « Le montage, une conversation à quatre voix », Images documentaires, no 17, 2e trimestre 1994.