Jérôme Zonder est né en 1974. En 2001, au sortir des Beaux-Arts de Paris, il s’est fixé une suite de règles : ne pratiquer que le dessin, ne travailler qu’en noir et blanc, s’interdire la gomme et la reprise, ne pas se limiter aux dimensions habituelles de la feuille de papier. Prenant possession de la moitié de La Maison rouge, à Paris, où une suite de salles et de couloirs a été créée à son intention, il en couvre de dessins murs, sols et plafonds, hors ceux qu’il a fait peindre en noir.
Zonder est prolifique. C’est aussi un dessinateur habile, qui emploie avec une égale aisance encre, fusain, graphite. Il travaille à la pointe du crayon, au pinceau et, plus récemment, au doigt. Il alterne les manières, du croquis le plus elliptique à des effets de modelé et de clair-obscur savants. Graffitis et dessins faussement enfantins à une extrémité de son registre, effets photographiques à l’autre extrémité, et, entre les deux, des hybridations stylistiques, des allusions à la bande dessinée et à la publicité voisinant avec des références aux maîtres anciens : sa virtuosité ne fait aucun doute.
Dessinant au doigtMais virtuosité pour quoi faire ? Zonder a une prédilection marquée pour les images désagréables, qu’il les prenne à l’art actuel, au cinéma, à l’histoire naturelle ou à celle de l’humanité. Ses agrandissements de têtes d’insecte ou de crocodile ne peuvent manquer de produire leur effet, comme l’ont prouvé, depuis des années, les gueules de requin et de tigre dessinées par Robert Longo. Ils voisinent avec des détails anatomiques tout aussi agrandis et avec des portraits d’enfants grandeur nature, pour un contraste qui devient vite prévisible. A cette dramaturgie, Zonder ajoute des Jeux d’enfants – c’est le titre –, scènes les unes obscènes, les autres sanguinaires. Il fait référence à Scream par une citationet rend un hommage appuyé au cinéma d’horreur américain. On égorge, on flingue, on assassine à la batte de base-ball, tout cela dans de grands dessins minutieusement exécutés.
A ces horreurs fictives qui sont aujourd’hui de consommation courante, presque des banalités, s’ajoute une série, Chairs grises, d’une tout autre nature. Dessinant au doigt, Zonder reproduit en grand format les quatre photographies prises par un déporté juif grec, forcé de travailler dans un sonderkommando (” commando spécial “) à Auschwitz-Birkenau, dans lesquelles on distingue des silhouettes. Selon la même technique, il fait apparaître des images très floues de femmes nues courant dans des ruines ou une forêt. Elles font aussitôt songer aux photographies prises par des soldats nazis lors des massacres commis en Pologne, en Ukraine ou dans les pays baltes.
Zonder touche ici à la question qui se pose à propos de toute tentative d’illustration ou de reconstitution de la Shoah, que cette tentative soit picturale ou cinématographique. On peut lui attribuer une fonction pédagogique et politique, d’autant plus nécessaire que chacun sait ce qu’il en est de l’antisémitisme en France aujourd’hui – et c’est évidemment ce que à quoi l’artiste a pensé.
EmbarrasséOn peut, cependant, demeurer très embarrassé devant des représentations qui, d’une part, sont, de toute façon, sans commune mesure avec ce qui s’est passé, et qui, d’autre part, que leur auteur le veuille ou non, aspirent au statut d’œuvre d’art et d’objet de collection, comme si de l’art et des collections pouvaient se faire à ce sujet.
On pensait – à tort apparemment – que la lecture d’Adorno avait, depuis longtemps, rendu impossible une si grave confusion. La promiscuité qui s’établit entre ces Chairs grises – titre donné par allusion à Primo Levi – et des reprises des stéréotypes les plus grossiers du cinémagore aggravent encore cette confusion et la gêne du visiteur. Car ce visiteur refuse d’être le spectateur de certaines scènes et refuse tout autant de formuler un jugement de goût sur ce qui ne saurait en aucun cas en relever.
Philippe Dagen