Les irrésistibles attractions de Balthus.

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Balthus est mort en  2001, à l’âge de 93 ans. Les hommages muséaux n’ont pas tardé, du Palazzo Grassi, à Venise, au Metropolitan de New York. Vient aujourd’hui le temps des œuvres inédites, demeurées dans l’atelier à sa mort ou cachées dans des collections privées. L’hiver dernier, la Gagosian Gallery a exposé pour la première fois, à son adresse new-yorkaise de Madison Avenue, des Balthus d’une nature inattendue, des Polaroid (l’exposition, qui devait être présentée au musée Folkwang d’Essen en avril  2014 a été annulée, en raison des ” conséquences juridiques ” éventuelles et ” d’une possible fermeture de l’exposition ” qu’aurait pu provoquer la publication de certaines photos).

Dans les années 1990, substituant la photographie au dessin, il fait poser sa très jeune muse, Anna, que l’on voit grandir au fil de la décennie. Les premières images montrent une très jeune fille dans une robe à carreaux, enfoncée dans un fauteuil, comme Balthus en a peint dans l’entre-deux-guerres. Les dernières, faites peu avant la mort de l’artiste, montrent une très jeune femme, plus qu’à demi nue, renversée sur un sofa, parmi des coussins. Un foulard est noué en turban sur ses cheveux, un autre en pagne sur son ventre et son sexe. Le photographe s’écarte ou se rapproche. Il se place à contre-jour d’une fenêtre et obtient des effets de flou et de pénombre, qui font songer évidemment à la lumière duveteuse de ses toiles.

Ces Polaroid vont de pair avec les tableaux qu’il a alors en chantier et dont la composition est immuable : le modèle nu sur un canapé, les prairies et les arbres par la fenêtre, un chat et un chien à proximité et une mandoline dans la main droite de la jeune femme. En  1934, pour La Leçon de guitare, c’était un autre instrument à cordes pincées et la suggestion érotique était explicite. Elle ne l’est guère moins dans les œuvres finales, ce qui vérifie la permanence obsessionnelle de certaines situations fantasmatiques dans l’imaginaire de Balthus.

Si la version new-yorkaise de l’exposition s’en tenait là, la version française est plus variée et d’une surprenante abondance. On y retrouve des Polaroid d’Anna en nombre plus réduit et l’un des grands nus ultimes, le plus achevé et le plus lascif. Mais on y découvre de larges ensembles de dessins et des toiles issus de collections européennes. Etudes de nus d’à peu près toutes les époques, aquarelles de paysages italiens du temps où Balthus dirigeait la Villa Médicis, dessins préparatoires pour de grands tableaux aussi connus que son Passage du Commerce-Saint-André et croquis grotesques voisinent.

Valeureux essai de rangement

L’accrochage s’efforce de les classer par genre, mais ce valeureux essai de rangement est perturbé par les toiles, plus diverses encore. Il y a là plusieurs portraits peu connus, dont un du traducteur Pierre Leyris, ami de lycée de Pierre Klossowski, frère de Balthus. Il date de 1932-1933 et témoigne de l’autorité que Derain exerce alors sur le peintre. Un autre, de grand format, est donné pour celui d’un ” Monsieur Hilaire “, préfet de Pontoise en  1936. Bizarre est un euphémisme, à son propos, d’autant que le supposé préfet a plus l’air d’un dandy que l’on soupçonnerait d’immoralité que d’un haut fonctionnaire vertueux. Son chien lui-même a un regard troublant.

C’est là le Balthus des années 1930, celui qui intéresse Pablo Picasso, qui lui achète une toile, et André Breton, qui visite son atelier. Quand on prend le temps de regarder de près un dessin de cette époque, intitulé avec candeur Enfants au Luxembourg, ou tel autre, tout aussi candidement nommé La Chasse aux papillons, on voit à quoi jouent les enfants et de quoi papillon est le nom de code. Aurait-on des doutes, une petite toile de Nu couché de 1945, presque une grisaille, les lèverait, comme elle lève le drap sur le corps aux jambes ouvertes.

Dans les décennies suivantes, Balthus a joué au grand maître de la grande peinture, encouragé malheureusement en cela par ses marchands et ses thuriféraires. Ses nus sont devenus plus pudiques et il a démontré, dans ses paysages et ses natures mortes, une virtuosité rassurante. Les Polaroid d’Anna viennent rappeler, à rebours de cette image passablement académique, que, d’une part, Balthus, octogénaire, n’a pas hésité à s’emparer d’un moyen de création contemporain, et cela une décennie durant ; et que, d’autre part, quelques motifs anatomiques exerçaient sur lui une attraction irrésistible, que le grand âge lui-même n’affaiblit pas, qu’il exaspère même. On le savait de Picasso jadis, comme de Bernard Dufour aujourd’hui. Balthus vient désormais s’asseoir entre eux.

Philippe Dagen