Cher Cabu,
Nous ne nous connaissions pas très bien. Nous nous étions juste croisés quelques fois. Mais vous faisiez partie, comme Wolinski, Charb, Tignous et tous ceux qui ont été massacrés, de mes rendez-vous hebdomadaires avec l’humour, la dérision, la férocité, le mauvais esprit. En toute liberté.
Bien sûr, nous n’avions pas les mêmes idées, mais c’est aussi pour cela que je vous appréciais comme j’appréciais de débattre régulièrement avec Bernard Maris, l’économiste et journaliste qui est mort avec vous. Un autre regard, un autre angle, une autre façon de juger les faits, les actes, le monde, les hommes et les femmes qui s’y agitent. Une autre opinion, et la liberté de l’exprimer.
Ceux qui vous ont tué ont vraiment fait un sale travail. Si l’on en croit les témoignages sur cette attaque, ils vous ont sciemment visés, vous et vos copains les dessinateurs. Pour vous punir d’avoir tant de talent, de rire et de faire rire de tout. Avec une absolue liberté de ton.
Ceux qui ont commis cet attentat ont en tout cas déjà atteint une partie de leur objectif : installer une stratégie de la tension maximum. Exécuter des journalistes est évidemment un choix délibéré pour obtenir l’effet le plus dévastateur possible. C’est frapper les esprits par l’horreur. C’est aussi essayer de faire taire des voix, au prétexte qu’elles seraient dissonantes. C’est tuer la liberté de penser différemment.
Jamais acte terroriste n’avait détruit autant de vies, en France. Et jamais la société dans son ensemble ne s’était sentie aussi largement menacée. Dans notre pays comme un peu partout en Europe ces temps-ci, les signaux alarmants, de sinistre présage, se multiplient. Les manifs et contre-manifs enflent en Suède, en Allemagne, peuple contre peuple, religion contre civilisation. Les rendez-vous électoraux font naître des slogans d’exclusion, parfois de haine. Au nom d’une liberté dévoyée.
Parce qu’elles sont fondées sur la liberté, les démocraties sont fragiles. Elles sont soumises au déséquilibre fondamental entre le respect de leurs règles et l’absence de règles de ceux qui, pour les annihiler, leur infligent des agressions brutales, mortelles. Elles savent se protéger et souvent vaincre la menace conventionnelle ; elles savent faire la guerre si elles doivent riposter à ceux qui les visent ouvertement. Mais elles restent d’une fragilité immense face à l’attaque lâche de la terreur, celle qui cible des civils, des policiers, des victimes innocentes. Des combattants de l’absurde se sont engouffrés dans cette brèche, au nom d’une religion qui, croient-ils, hait la liberté de penser, un islam vengeur qui rêverait d’un monde soumis.
Face à ce désastre, les démocraties doivent faire bloc. La réaction unanime de toute la classe politique française et internationale est la preuve que ces attentats n’entameront pas la capacité du pays à résister à cette montée de l’intolérance et ne le feront pas basculer dans un processus de haine.
Cher Cabu, cher Bernard, et vous tous qui avez été exécutés, nous savons bien que, au-delà de vos personnes, de vos talents, c’est l’ensemble du monde des médias que ces fous ont visé. Cet assassinat n’empêchera aucun d’entre nous de poursuivre notre travail, au nom de la liberté de la presse, fondement des démocraties.
A vous et à tous ceux qui, à cause de cet acte barbare, vont rater le bouclage de Charlie Hebdo cette semaine, j’adresse avec l’ensemble des collaborateurs de l’Opinion nos pensées les plus tristes et le reproche aussi vif qu’amical de ne pas être arrivés du tout, pour une dernière fois, à nous faire rire.
Nicolas Beytout